mardi 13 février 2024

Rompre la transe hypnotique du mental

Selon certaines écoles de sagesse indiennes (yogas tantriques, bouddhisme, Sikhī…), le mental humain est comme pris au piège d’une transe hypnotique appelée mohāvasthā, ou « mode dominé par moha », moha désignant la fascination. Le mental se comporte comme un spectateur devant un prestidigitateur : il reste fixé sur ce qui attire son attention, tout en ignorant tout le reste, notamment ce qui compte vraiment. L’imagination, la créativité, la perspicacité, le discernement, la perception de soi, la réflexion fertile… sont ainsi appauvris, inhibés, l’espace du mental étant tout entier dédié à l’objet de sa fascination. Et le temps passe ainsi, la conscience se maintenant en permanence dans un état de distraction et de confusion, non dénué cependant d’un ravissement naïf et stérile. Le Yoga, dans son ambition d’éveiller les êtres à la liberté et la pleine autonomie, d’émanciper leur conscience et de les mener à la réalité du soi, vise notamment à extraire le mental de cet état de transe. 

Dans cette fameuse scène du Livre de la Jungle dans l’adaptation de Walt Disney, Mowgli est hypnotisé par Kaa, serpent monstrueux au regard fascinant qui lui chante « Aie confianssssse… » Le garçon perd alors toute conscience de lui-même, souriant béatement malgré les dangers auxquels il ne fait désormais plus attention.

Cette méditation repose d’abord sur le mouvement mécanique et rythmé des bras, plus tard accompagné de la répétition rigoureuse du mantra har: des auto-stimuli répétitifs et réguliers, des schémas hautement prédictifs, maintenus suffisamment longtemps pour provoquer une saturation de la vigilance, un « hypercontrôle » qui libère la conscience, lui permet d’intégrer de nouveaux états et permet à d’autres fonctions cognitives de s’exprimer, notamment celles, avancées et complexes, qui sont ordinairement ignorées ou réprimées.  La méditation fait aussi intervenir un verrouillage du regard et de l’attention, qui limite l’errance hypnotique du mental (bhrama). Enfin, la conscience est suffisamment disponible pour que soit invité l’état de shūnya: le silence mental, un espace vide et disponible qui favorise le calme, la perception de nouveaux horizons et une redéfinition du rapport à soi. 

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Assis en posture confortable, les jambes croisées, le dos droit et le menton légèrement rentré pour aligner la nuque. Maintenez les index tendus, mais refermez les autres doigts en poings, soigneusement verrouillés par les pouces. Les coudes contre la cage thoracique, placez les mains en face l’une de l’autre et distantes entre elles de 20 à 30 cm, à une vingtaine de centimètres de la poitrine. Les index, tendus vers le haut, sont au niveau des clavicules. 


1. À partir des coudes, dépliez légèrement le bras droit, puise ramenez-le devant la poitrine tout en dépliant légèrement le bras gauche.  Maintenez les avant-bras, les mains et les index dans une ferme continuité: il ne devrait y avoir aucune mobilité dans les poignets ni dans les doigts. Bougez ainsi les avant-bras alternativement, dans un mouvement sec et précis, à un rythme régulier, comme une horloge: la cadence est environ d’un mouvement par seconde. Les yeux presque fermés, concentrez votre attention sur l’espace entre les mains. Maintenez ce mouvement régulier et conscient pendant 6 minutes.


2. Sans interruption, maintenez le mouvement et le rythme, mais centrez désormais votre regard sur le bout du nez. Continuez ainsi pendant 3 minutes.

3. Sans interruption, maintenez le mouvement et le rythme, le regard toujours sur le bout du nez, mais dite maintenant hare à chaque mouvement de bras1. Continuez ainsi pendant 4 minutes2.

4. Posez calmement les mains l’une dans l’autre sur le giron. Fermez les yeux, et soyez parfaitement stable et immobile. Installez-vous dans le silence absolu et dans la non-existence. Délaissez toute pensée, toute association, toute identification. Pendant quelques instants, oubliez qui vous êtes. Méditez profondément ainsi pendant 6 minutes.

5. Pour terminer, inspirez profondément et tendez les bras à la verticale au-dessus de la tête, en étirant le dos. Maintenez les bras en l’air en expirant, puis inspirez profondément et pivotez le buste, la tête et les épaules vers la gauche: étirez-vous. Puis expirez en revenant au centre, inspirez profondément en pivotant vers la droite: étirez-vous. Puis revenez au centre, expirez et détendez la posture. 

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Pour pratiquer ce mantra correctement, veillez à bien expirer le h de chaque har (la langue française ne connaît pas ce son) : ainsi, votre nābhī sera impliqué. Mais ne rentrez pas le nombril avec vigueur: il ne s’agit pas d’y ancrer le mantra de force. Au contraire, chantez chaque har de façon qu’il commence au nābhī mais se termine dans le centre du cœur. À la façon de l’italien ou de l’espagnol, roulez les r, la langue contre le palais. Pour ce faire, ne bougez pas la mâchoire pour rapprocher la langue du palais, mais gardez la même ouverture de bouche: c’est la langue qui se soulève pour aller cherche le contact avec le palais. Et, très important, faites suivre le r d’une très légère voyelle (un e ouvert): hare.

Enseignant cette pratique en 1994 à un public anglophone, Yogi Bhajan a fait répéter thou, qui signifie « toi, tu » dans le vocabulaire anglais biblique puis shakespearien. Il me semble que cette méditation gagne en justesse, en pertinence et en universalité en répétant plutôt har.




lundi 15 janvier 2024

Sodarshan Chakra Kriyā

Sodarshan Chakra Kriyā

une méditation sur l'Infini


Le souffle pénètre par le canal lunaire, il est retenu dans le canal central, 
puis va dans par le canal solaire ; seize offrandes sont ainsi faites.
Sans force : la force est brisée. Immobile : l'instable est stabilisé. 
Ici, l’informe prend forme, et l’imbuvable est bu.
L'esprit primordial, source de toute manifestation, est exposé : 
grâce à toi, la vision de la dualité se résout dans l'union. 
J'adore cela qui est digne d'être adoré. J'ai foi en cela qui est digne de foi. 
Comme l'eau dans l'eau, je suis absorbé.
Jaidev dit : Jaidev médite, amoureusement absorbé dans le nirvāna de la Conscience Créatrice.

Chant composé dans le rāg Mārū par le saint poète Jaidev (13e siècle)


Sodarshan Chakra Kriyā est une pratique méditative puissante et vraiment transformatrice. Elle aide à consolider notre identité et à éliminer les tensions entre les différents éléments de notre personnalité. Elle nous donne la force d’éliminer les illusions et nous fait mieux percevoir la réalité. La pratique de Sodarshan Chakra Kriyā élargit notre horizon mental. Elle nous ouvre à de nouvelles perspectives, et nous inspire le courage de les embrasser. C’est une méditation sur Vāhegurū, et sur l’Infini. 

Pratiquer Sodarshan Chakra Kriyā

Assis en posture confortable, les jambes croisées, le dos droit et le menton légèrement rentré pour aligner la nuque. Concentrez votre regard sur le bout du nez à travers les paupières closes. Posez la main gauche en giān mudra sur le genou gauche, la paume vers l’avant et vers le haut. 

Dans cette posture, fermez la narine droite avec le pouce de la main droite, et inspirez lentement et profondément par la narine gauche. Suspendez le souffle, posez calmement la main droite en giān mudra sur le genou droit et, les poumons pleins (antar kumbakh), récitez mentalement le mantra vāhegurū 16 fois. Sur les syllabes , he et , pompez le nombril, c’est-à-dire rentrez l’abdomen vers l’intérieur et un peu vers le haut, puis détendez-le. Ces mouvements de pompage n’ont pas besoin d’être intenses et profonds, mais ils s’enchaînent à un rythme régulier et relativement rapide, car il faut tenir le temps de réciter 16 fois le mantra, en pompant le nombril trois fois à chaque répétition. Avec l’expérience, vous trouverez le rythme qui vous convient, assez rapide pour ne pas vous essouffler en rétention de souffle, et assez lent pour synchroniser la projection du mantra et le mouvement du nombril sans confusion.

Puis fermez la narine gauche avec le petit doigt de la main droite, et expirez calmement et profondément par la narine droite. Inspirez à nouveau par la narine gauche et recommencez.

Continuez ainsi pendant 11 minutes. Dans le cadre d’une sādhanā, augmentez le temps de pratique de quelques minutes par jour, jusqu’à 31 minutes. Une pratique plus engagée peut aller jusqu’à 62 minutes, voire 2h30 dans le cadre d’une expérience collective notamment.

Pour terminer, inspirez par les deux narines, suspendez le souffle poumons pleins pendant 10 à 30 secondes, puis expirez calmement. Tendez les bras au-dessus de la tête, et secouez les bras, les épaules et le haut du dos pendant quelques instants. Puis posez les bras, et reposez-vous dans une attitude méditative pendant quelques minutes, appréciant les effets intérieurs de votre pratique.

Le mantra vāhegurū

Sodarshan Chakra Kriyā est une méditation sur le mantra vāhegurū. Elle en donne une expérience fondamentale, et nous permet de comprendre intimement ce qu’il exprime. C’est pourquoi il est fondamental de bien prononcer ce mantra, même mentalement.

Il importe de bien distinguer les syllabes courtes des syllabes longues : (longue), he (courte) gu (courte) et (longue).

Le mot vāhegurū est dit trikutī, « à trois accents ». Le premier est mis sur , le second sur he, et le troisième sur (et non sur gu) : vā-hegu-rū. Ce sont les trois accents sur lesquels on pompe le nombril, ce qui donne à cette méditation un rythme ternaire (à trois temps, « 1, 2, 3 », comme une valse).

Le v des langues nord-indiennes est dit « spirant », c’est-à-dire un peu plus léger et moins insistant que le v du français (dit « fricatif ») : la bouche s’ouvre, et la syllabe débute, immédiatement après le léger contact entre les incisives supérieures et la lèvre inférieure. Alors qu’en français, ce contact est plus ferme et plus long. Mais il s’agit bien de la consonne v : , et non ou ouā

Pendant les phases d’expiration et d’inspiration, ne vous laissez pas distraire, mais continuez de méditer : restez concentré·e, et maintenez la vibration du mantra.

Il n’est pas recommandé d’écouter une plage musicale du mantra vāhegurū pour accompagner votre pratique, y compris celles qui ont été enregistrée à cette intention. Apprenez à projeter le mantra par vous-même, pour en faire une expérience méditative vraiment personnelle et pour gagner en autonomie et en singularité… ce qui est précisément l’objectif de cette méditation ! 

Sachez toutefois que la version chantée par Dev Suroop Kaur du Nārāyan Shabd (Nām Niranjan Nīr Narāiṇ) convient particulièrement pour accompagner la pratique de Sodarshan Chakra Kriyā. Elle est chantée sur un rythme ternaire, tout à fait adapté. Et le sens de ce texte, associé à la profonde originalité musicale de cette version, est cohérent avec l’expérience d’expansion que suscite cette méditation.




mardi 9 janvier 2024

Les résolutions négatives


C’est le moment des bonnes résolutions ! Cette tradition est un peu comme celle de la galette des rois : sans doute avons-nous jusqu’au 15 ou au 20 janvier pour l’honorer. Tant que nous sommes dans l’écho des fêtes de fin d’année. Avant que 2024 devienne un environnement familier, que l’année soit lancée pour de bon.

Notons d’abord que notre calendrier est assez peu « naturel » : même si ce début d’année a indirectement à voir avec le solstice d’hiver, il est purement conventionnel, produit d’une histoire politique, religieuse et scientifique longue et complexe, où le hasard et les considérations pragmatiques ont joué un rôle important. 

Il y a néanmoins quelque chose à saisir en ce début d’année : un renouveau, une ouverture, un élan. On a en tête ce que l’on sait de l’année à venir : les anniversaires, les échéances, les changements attendus au niveau individuel, mais aussi les événements familiaux voire, à une autre échelle, collectifs. On peut ainsi prévoir, c’est-à-dire voir de loin. Ce n’est donc pas une mauvaise idée d’accompagner le passage du temps de sa propre volonté, sa propre motivation. Un peu comme sur un canot qui descend une rivière : on peut certes se laisser porter par le courant, on arrivera bien à destination. Mais on peut aussi anticiper le mouvement. Pour garder un cap, se donner le sentiment de participer à ce qui nous arrive. Ne serait-ce que pour choisir quelle rive on aimerait voir de plus près. C’est pourquoi les « bonnes résolutions » ont du sens. Mais lesquelles ?

Nous avons toutes et tous l’expérience de résolutions que l’on ne tient pas au-delà du mois de janvier. Dès le 2 janvier, les allées toulousaines étaient pleines de nouveaux coureurs, reconnaissables à leurs tenues toutes neuves. Couront-ils toujours en février ? Il en va de même pour les salles de gym, qui connaissent bien ce boom des inscriptions en début d’année, suivi peu après de la fréquentation ordinaire du reste de l’année. En fait, ces résolutions ne sont guère plus que des vœux pieux : des projections positives de soi, sans doute intéressantes, mais difficiles à mettre en œuvre. Car elles exigent d’ajouter quelque chose à nos vies déjà bien remplies. Elles nous demandent d’en faire plus, à nous qui en faisons déjà trop. 

C’est ici que nous intéresse la pensée de Nassim N. Taleb, penseur et essayiste, auteur de la série littéraire Incerto*. Taleb est un spécialiste de la via negativa de la pensée antique : éliminer ce qui est toxique, se tenir à distance de ce qui est hostile, se prémunir de tout danger raisonnable, anticiper ce qui est rare mais dévastateur (le concept de « cygne noir » dont il est l’auteur). Et se réjouir de tout le reste, se laisser surprendre, explorer, découvrir. Jouer avec les heureux et surprenants effets du hasard. Se permettre d’être dans le flux de la vie, dès lors que, intelligemment et dans la mesure du possible, on s’est mis à l’abri de ce que la vie apporte de plus désagréable. 

C’est pourquoi Taleb recommandait en 2013 de privilégier les bonnes résolutions « négatives » : s’engager à cesser de faire certaines choses, à rompre avec des habitudes qui nous desservent, à éviter des attitudes néfastes, etc. Car « faire » et « ne pas faire » ne sont pas symétriques en termes de coût : il est généralement beaucoup plus facile de cesser de faire quelque chose que de faire quelque chose de nouveau. Il est moins coûteux de s’abstenir, de passer son chemin, de ne pas s’engager dans une voie connue (pour les ennuis auxquelles elle nous conduit), que de s’engager dans une voie nouvelle. 

Lorsque l’on cesse, on peut même récupérer une énergie qui ne servira plus à faire, un peu comme une voiture électrique dont la batterie se recharge au freinage. Cesser de faire, c’est, en général, récupérer du temps, de l’argent, de la vitalité, de l’espace mental… autant de choses précieuses mais parfois mal investies. 

Et puis les résolutions positives « verrouillent » quelque chose en nous. Il y a comme une envie de devenir quelqu’un d’autre (comme si une telle chose était possible ou souhaitable). Mais les résolutions négatives, elles, nous dégagent de ce qui nous encombre et nous empêche de mettre en œuvre ce qui nous anime en profondeur. 

Avec le temps, je commence à réaliser qu’en ce qui me concerne, mes aspirations, mes goûts, mon imaginaire, ce qui m’émeut et me fait aimer la vie… sont à peu près les mêmes depuis des années. Mais je ne les ai pas toujours honorés, occupé que j’étais à… faire autre chose. À ajouter des injonctions, des projections, des exigences, des objectifs d’autant plus ambitieux qu’ils n’étaient pas les miens. Autant de chemins à prendre, d’horizons à atteindre, et de choses à faire. Et moins de temps et d’énergie à consacrer à ce qui, en moi, est naturellement présent. Or pas besoin de résolution pour ces bonnes choses-là : pas besoin de me promettre de les installer dans ma vie ou de m’y consacrer. Elles sont déjà là. Il me suffit juste de cesser de faire le reste. Voilà donc ma bonne résolution pour 2024 !

Je vous souhaite, à toutes et tous, une belle et heureuse année.

Ram Singh

*  Le Hasard sauvage (2005), Le Cygne Noir (2007), Le Lit de Procuste (2010), Antifragile (2014) et Jouer sa peau (2017)
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