« Tapa signifie « chaleur » : c’est la chaleur divine qui consume entièrement le karma. » Yogi Bhajan
Lorsque j’étais petit, à Lomé (Togo), j’aimais bien accompagner ma mère à son cours de Kundalini Yoga. J’étais toujours très impressionné par l’ambiance : une pièce surchauffée - (du Hot Yoga avant l’heure !), pleine de jeunes gens assidus se soumettant aux pratiques les plus engagées, le visage crispé par l’effort et la concentration, transpirant à grosses gouttes. Les étudiants avaient lu le manuel Self Knowledge (traduit en français sous le titre « Humanologie ») : certains croquaient des gousses d’ail crues pour stimuler l’énergie avant de longues séances de Sat Kriya. Tout cela contrastait fortement avec le calme qui régnait pendant la relaxation, et avec la profondeur de la méditation qui suivait.
Plus tard, j’ai retrouvé cette impression très particulière pendant le Yoga Festival, avec ces longues après-midi de Tantra Blanc dans la chaleur estivale de la Touraine, où l’on guette le moindre coup de vent comme la divine récompense de ses efforts. Et puis il y eu ce séjour à Vrindavan, en Inde. Visitant un temple dédié à Krishna, je fus frappé par ces fidèles, de jeunes hommes occidentaux pour la plupart, qui chantaient leur dévotion à pleins poumons, avec cymbales et percussions, assis pendant des heures sur des dalles de marbre, sous un soleil écrasant et dans une chaleur absolument effroyable. Il me sembla que la chaleur faisait encore une fois partie du processus. J’appris plus tard que c’est précisément ce que l’on appelle tapa : la chaleur nécessaire à toute transformation.
Qu’est-ce que tapa ?
En sanskrit, tapa signifie littéralement « chaleur » (via le latin tepidus, ce mot partage la même racine indo-européenne que le mot « tiède »). On trouve aussi tap (dans le Gurū Granth Sahib) et tapas (notamment dans les Yoga Sutra de Patanjali), qui signifient la même chose.
L’un des premiers sens du mot tapa désigne la chaleur de la gestation, de l’incubation et de la couvaison. C’est aussi bien la chaleur du ventre de la mère que celle de l’oiseau qui couve ses œufs ; c’est la chaleur du printemps qui permet aux graines de germer, celle de la chrysalide dans son cocon, et celle dont ont besoin levures et bactéries pour se multiplier (pour faire du yaourt, par exemple). Tapa peut aussi prendre le sens de « fièvre » : c’est l’élévation de la température corporelle que notre organisme produit pour stimuler la production des globules blancs et activer les défenses immunitaires. En somme, c’est la chaleur nécessaire à tout processus de métamorphose, de transformation biologique.
Cela s’applique aussi à la chimie : on parle alors « d’énergie d’activation ». En cuisine, c’est la chaleur contrôlée qui permet de cuire les aliments. Le feu de l’alambic, qui permet la distillation de la matière brute en l’alcool le plus pur ou en l’huile essentielle la plus fine, en est une autre forme. Tapa, c’est la chaleur de la transformation alchimique qui transmute le plomb en or. Et si l’on admet que cette matière vile, ce plomb des plus grossiers, représente nos instincts, et que l’essence, ou l’or, que l’on récolte à l’issue du processus de transformation, symbolise notre conscience la plus haute, alors on parle bien ici de l’éveil de la Kundalini, le long de cette colonne de distillation qu’est sushumna ; et cet éveil ne peut se faire sans tapa.
Tapa dans la philosophie du Yoga
« Lorsque vous êtes en colère, on parle de tapa, car il y a de la chaleur dans votre colère. Alors ce que pratiquent tous ces grands Yogis, vous le pratiquez aussi ! Mais vous, vous le faites sans le savoir, alors qu’eux savent tout à fait ce qu’ils font ; c’est juste une question de conscience. » Yogi Bhajan
Selon la philosophie du Yoga, tapa s’entend comme « chaleur psychique » plutôt que corporelle : sinon, pratiquer devant son radiateur suffirait ! C’est la chaleur à laquelle on soumet son propre mental, pour l’extraire de sa nature la plus grossière, les instincts, et l’élever vers ses plus hautes aspirations : l’intelligence universelle.
Ce feu existe en nous. De même que le fumier qui fermente s’élève en température, nos déchets subconscients qui s’amoncèlent produisent une chaleur qui nous consume à petit feu. « Quelque chose est en train de cuire », disait Yogi Bhajan à un élève dont il sentait la colère et le ressentiment s’accumuler. Là sans doute sont les fameuses poudres auxquelles une étincelle suffit à mettre le feu. Alors quitte à ce que cette chaleur se manifeste, autant qu’elle soit sous notre contrôle, comme le cuisinier garde un œil vigilant sur la flamme de son fourneau. « Cuire cela plutôt que cela nous cuise », pourrait-on dire. Ainsi, la juste application de tapa permet de générer un feu intérieur purificateur qui consume les toxines, élimine les impuretés, en somme, qui « brûle » la négativité et le karma.
Ainsi tapa peut prendre le sens général « d’ardeur spirituelle ». Cette ardeur se manifeste dans l’intensité de la pratique : c’est toute la ferveur spirituelle que l’on y met. C’est l’engagement, la résolution, mais aussi l’enthousiasme que l’on entend appliquer à un chemin qui vise à consumer l’égo. Tapa désigne donc l’effort intense de sa pratique spirituelle, mais aussi les conséquences psychiques de cet effort, la transformation personnelle qui en résulte. C’est pourquoi on peut aussi traduire tapa par « discipline spirituelle » ou encore « ascèse ». Dans l’Ashtang Yoga (les « huits membres du Yoga »), Pantanjali fait de tapa le troisième des niyama, les cinq « observances essentielles ». C’est une des clés du progrès spirituel, et nombreuses sont les mythologies qui décrivent combien les dieux eux-mêmes sont impressionnés par le tapa dont peuvent faire preuve les sages, les saintes et les héros.
Tapa et Kundalini Yoga
« Effectuez ce nettoyage total par un formidable effort du soi. Créez ce feu qui s’appelle tapa ; ce feu est le pouvoir qui peut éveiller votre Kundalini et consumer les blocages et tous schémas de votre cerveau. » Yogi Bhajan (à propos de Sodarshan Chakra Kriya)
L’efficacité du Kundalini Yoga repose, entre autres, sur une juste application de tapa. Cette « chaleur psychique », selon les mots de Yogi Bhajan, est à la base de l’éveil de la Kundalini : elle résulte de la combinaison, au niveau du centre ombilical, de prāna vāyu et d’apāna vāyu ; puis ce tapa descend au niveau du premier chakra et éveille la Kundalini qui s’y trouve lovée.
On trouve donc tapa dans toutes les pratiques toniques et engagées dont le Kundalini Yoga a le secret, au point que de nombreux débutants, mais aussi nombre de pratiquants confirmés résument le Kundalini Yoga à cette seule intensité.
Or il ne faut pas confondre tapa et l’éveil de la conscience : si tapa est un moyen, la conscience est le but. C’est limiter le Kundalini Yoga, c’est restreindre la noblesse de ses objectifs et la richesse de ses moyens, que de l’associer systématiquement aux manifestations extérieures de tapa : plus vite, plus fort, plus longtemps, plus loin… mais pas vraiment plus haut ni plus vaste. L’égo, tel une baudruche, a vite fait de se gonfler à cette chaleur-là.
Alors si le but n’est pas tapa lui-même, mais la transformation qu’il permet, tapa doit s’accompagner d’une intention. La pratique seule, même avec beaucoup de tapa, ne suffit pas ; elle peut même se révéler néfaste en stimulant l’égo. Yogi Bhajan a toujours précisé l’intention qui sous-tend chaque kriya et chaque méditation, en général dans une longue introduction, ou encore dans le nom même de cette pratique. C’est donc dans les limites de la conscience de cette intention, et avec la plus grande précision, que tapa s’applique ; tapa ne saurait devenir un but en soi, sans quoi l’égo-mental s’en empare pour son propre compte, faute d’intention qui le transcende. Ce tapa-là peut certes impressionner les dieux, mais en aucun cas les tromper pour de bon…
Pratiquer tapa
Toute pratique tonique et engagée génère tapa, c'est-à-dire que l’ardeur de notre kriya est communiquée, via le système nerveux, au mental. C’est dans cette chaleur que la transformation du mental s’effectue, que les éléments de la personnalité sont raffinés, que les fausses identifications sont dissoutes, et que la graine de l’identité vraie, sat nām, commence à germer dans le terreau de notre conscience.
Si notre pratique est trop pauvre en tapa (irrégulière, peu intense, en somme, en deçà de l’intensité que l’on pourrait honnêtement lui donner), alors rien ou presque n’est vraiment stimulé. Cette chaleur se dissipe avant d’avoir pu impacter notre psychisme. C’est juste un bon moment de temps en temps, mais rien de réellement transformateur.
Trop de tapa, en revanche, a pour effet de choquer le système nerveux, voire de le consumer, comme le ferait un courant électrique trop puissant traversant un circuit qui n’est pas calibré pour cela. Cela peut affecter durablement les structures psychiques et déstabiliser la personnalité. Le système nerveux a besoin de se calibrer progressivement. En outre, trop de tapa peut venir compenser un manque d’intention…
Enfin ce que l’on pourrait appeler un mauvais type de tapa - un kriya inapproprié, une méditation qui ne correspond pas à nos besoins - produit trop peu de résultat, car il n’impacte pas notre mental là où il le faudrait. De sorte que l’on se décourage (et l’on ne génère pas assez de tapa), ou alors on « augmente les doses » (et l’on génère trop de tapa). En général, cela vient d’un manque de clarté dans ses intentions, ou d’une guidance inappropriée.
Quelques pratiques pour faire l’expérience de tapa
Lorsque l’on parle de chaleur, on pense naturellement à la respiration du feu. C’est en effet un très bonne pratique pour stimuler tapa, seule ou associée à des postures toniques telles que l’éradicateur de l’égo ou la stretch pose. Les nabhi kriya vont également générer cette chaleur psychique ; cela a du sens dans la mesure où le centre du nombril correspond au troisième chakra et à l’élément Feu. Mais, on l’a dit, tout kriya ou méditation particulièrement intensive nous fera faire l’expérience de tapa : notre attitude compte aussi.
Mentionnons aussi les méditations intenses qui sollicitent les bras et qui font transpirer, telles la « méditation pour guérir les corps physique, mental et spirituel », la « méditation pour conquérir la douleur », celle pour « se débarrasser de la peur et de personnalités fragmentées ». Je pense aussi au Bowing Jāp Sāhib, et évidemment à Tap Yog Karam Kriya (on notera l’expression karam kriya, « processus de transformation du karma [en dharma] »). Quant à Sodarshan Chakra Kriya, elle est explicitement mentionnée comme stimulant tapa pour brûler le karma.
Enfin, l’un des plus sûrs moyens de générer tapa, c’est japa, la répétition d’un mantra. Yogi Bhajan en précise ainsi la séquence : « Japa génère tapa ; tapa brûle le karma, et le karma, une fois consumé, crée le dharma. Et dans ce dharma règnent la bonté et la compassion en lesquelles Dieu demeure. » Ainsi, nombre de méditations particulièrement intenses ont recours au japa d’un mantra que l’on répète de façon monocorde et auto-hypnotique.
Je repense à la chaleur étouffante du centre de Kundalini Yoga de Lomé, aux dévots de Krishna brûlant leur karma au soleil de l’Inde, et aux longues heures passées à chanter Hammī Ham Brahm Ham en transpirant sous la big top. Et je me dis qu’en fin de compte il ne s’agissait pas de la chaleur des tropiques ni de celle du Yoga Festival, mais bien de celle, plus humble mais bien plus formidable, qu’un être humain peut produire de lui-même au service de sa transformation et de son élévation :
« Allumez le feu de la droiture, irradiez de la lumière du Nām et de la vérité, et saisissez dans votre cœur la formidable chaleur du soleil » Yogi Bhajan
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Initialement paru dans Sat Nam Infos,
actualité en ligne de la Fédération Française de Kundalini Yoga
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